En 1960, Simone de Beauvoir écrivait dans son ouvrage, La Vieillesse, « le sens de notre vie est en question dans l’avenir qui nous attend. Nous ne pouvons pas savoir qui nous sommes si nous ne savons pas qui nous serons. »

Ce vieil homme ? Cette vieille femme ? Nous reconnaissons nous en eux ? Il le faut si nous voulons assumer pleinement notre condition humaine. 

Cette condition humaine interroge les solidarités nécessaires à tous les niveaux mais également le sens que les établissements et services donnent, par exemple, au repas.

Nourrir, nutrir, prendre soin, favoriser l’accès au plaisir ?

Qu’il s’agisse d’accueillir ou d’accompagner, en général de prendre soin des personnes en situation de handicap, avançant en âge ou touchées par la maladie, nous avons toutes et tous un point commun, le respect de la citoyenneté.

Cette citoyenneté nous engage dans l’obligation de reconnaître l’humanité et la dignité de chacun, en toutes circonstances, même les plus dégradées.

Et ce, jusque dans l’assiette…

Le repas, c’est le moment du quotidien qui nécessite beaucoup de connaissances, de compétences, permettant de s’adapter aux facultés, difficultés, goûts, habitudes de vie souvent modifiés chez les convives fragiles.

Que peut-être une belle assiette pour 53 % des personnes avançant en âge atteints de basse vision, c’est-à-dire avec une acuité visuelle inférieure à 3/10ème ?

Que peut être un bon plat pour quelqu’un qui, par sa pathologie ou les thérapeutiques consommées, n’est plus en capacité d’identifier les saveurs ?

Le repas est-il un moment de partage et de convivialité pour celles et ceux qui victime de dysphagie ne peuvent plus déglutir ? 

Pour celles et ceux qui les accompagnent apeurés par la possible survenue d’une fausse route d’un étouffement ?

Quels sont les aliments difficiles à mastiquer ou déglutir ?

Existe-t-il des moyens alternatifs de préparation pour maximiser la tendreté et les apports ? Sont-ils enseignés aux cuisinières et cuisiniers médico-sociaux ?

Faut-il créer un contexte particulier car nous savons que l’environnement notamment multi sensoriel joue un rôle déterminant dans la capacité de manger « en pleine conscience » sans aucune sur sollicitation sensorielle.

Pour les professionnels en charge de la sélection des ingrédients et du choix de mode de préparation, comment s’organiser collectivement, équipe de directions, cuisinantes, hôtelières, médicales, paramédicales pour comprendre l’interaction et la complémentarité de tous ces acteurs dans la réussite d’un repas ?

Que nous parlions de santé, d’environnement, de responsabilité sociétale, de dénutrition, de lutte contre les gaspillages, une seule porte d’entrée : la culture.

*Tout d’abord la culture médico – sociale qui permet de définir collectivement ce que sont le repas, l’alimentation et la nutrition.

Parce que la plus belle des assiettes, les plus riches aliments s’ils ne sont pas consommés ne produiront d’effets que sur le poids de la poubelle et sur l’augmentation du nombre de personnes dénutries.

Prenons un exemple : pour les professionnels, le repas est un moment de convivialité et de socialisation car il est consommé collectivement dans une salle de restaurant. Avons-nous en tête que la majeure partie des personnes que nous accompagnons arrive d’un domicile au sein duquel ils ou elles ont vécu seuls pendant de nombreuses années avec un repas pris dans un silence monacal ?

Lorsque nous interrogeons une résidente sur ses habitudes de vie qui vous précise que le matin au petit déjeuner elle mange des craquottes au froment avec du miel de son voisin et qu’elle consomme un thé vert…

Réfléchissons-nous la simple question du consentement réciproque ? Est-ce que je consens à m’organiser pour lui servir, dès le lendemain, ce qu’elle a demandé ? Et bien non… pour des raisons économiques, elle aura tout au plus une biscotte et un mauvais thé jaune correspondant à l’offre inscrite dans la mercuriale négociée.

*Ensuite, une culture nutritionnelle : il est urgent de quitter les représentations individuelles pour entrer dans un processus d’évaluation tout d’abord des habitudes de vie d’un convive, de ses facultés et de ses besoins nutritionnels.

Orthophonistes, médecins, ergothérapeute, diététicien, psychologue, psychomotricien, animateur, agents de soins, tous concernés pour entendre certes, les attentes et besoins d’un résident, mais surtout ses droits et ses désirs. Valoriser les capacités restantes, une approche médico-sociale et psycho-sociale limitant la mise en échec et les conséquences délétères de la dénutrition.

D’autre part, cette culture nutritionnelle permet d’identifier les profils de mangeurs. Pourquoi systématiquement servir cinq composantes à un convive qui ne mange plus de crudités, qui n’arrive plus à mastiquer la viande mais qui apprécieraient avoir deux desserts ?

Non seulement il va devoir attendre que soit servie l’intégralité des composantes à tous les résidents pour finalement s’entendre dire que le yaourt, c’est souvent un par personne pour des raisons économiques.

Analysons ici la pertinence des process, surtout pas les individus en responsabilité des établissements qui croulent sous le poids de la norme, des injonctions, de la peur du contrôle, avec en plus une inadéquation entre les objectifs fixés, les résultats attendus et les moyens qui se réduisent aussi vite qu’augmentent le coût des matières premières et de l’énergie.

*Enfin le troisième niveau est la culture organisationnelle et managériale.

Prenons-nous le temps de définir ce qu’est un bon repas ? Prenons-nous le temps de montrer aux nouveaux collaborateurs comment se comporter dans une relation d’aide, d’accompagnement et de prise en soins ? Finalement, au-delà des aptitudes décrites dans les diplômes, nous cherchons en réalité des attitudes, des postures justes et bienveillantes.

Une organisation cohérente ne se focalise pas uniquement sur la qualité de vie au travail, mais sur la qualité de l’organisation du travail, de laquelle découlera une clarté dans la commande passée aux équipes.

Pour que l’intégralité des professionnels soit engagée, qu’on lui offre la possibilité de se sentir concernée, il faut à la fois reconnaître les individus et leurs valeurs, reconnaître leurs compétences et valoriser les résultats qu’ils obtiennent. 

C’est certainement la source première de la motivation et donc de l’engagement.

Enfin, dernier point, pourquoi la restauration est au coeur des dimensions de responsabilité sociétale ?

 Un système centré sur la normalisation et la standardisation fait que seront achetés pour l’intégralité des résidents l’ensemble des composantes avec des grammages de référence.

La sélection de la qualité et de la quantité des matières premières, le choix des modes de production, l’organisation de la distribution et du service sont au coeur de la performance sociale, économique et environnementale.

La standardisation des systèmes et l’inadéquation des moyens alloués aux objectifs insuffisamment définis enferment les établissements et services dans une obligation de résultats. Ce résultat est fondé, par exemple sur la mesure du nombre de repas servis en fonction du nombre de résidents, ou sur l’application des règles.

Une erreur dans le choix d’un menu et d’une portion ou d’un mode de cuisson correspond par exemple à standardiser la commande de 50gr de pain par résident et par repas. 

Potage, poisson-purée et compote…avec un pareil menu, dans un établissement de 150 résidents, une commande standardisée de pain, 7,5 kg, non consommés. A l’échelle d’une année, cela représenterait environ 11500 baguettes de pain.

50% de petits mangeurs qui consomment la moitié des apports journaliers recommandés, par exemple sur de la viande dans un établissement de 100 résidents correspond à des gaspillages pouvant se monter à 1,8 tonne par an (tenant compte des 27% de réticulation sur un paleron de boeuf par exemple)

Tout ce qui n’a pas directement de plus-value sur la satisfaction et le statut nutritionnel des convives n’a pas de sens.

Sur l’application des règles, prenons un exemple : la loi EGALIM* oblige les établissements à acheter des aliments labellisés et issus de l’agriculture biologique. C’est tout à fait louable, mais avec des objectifs multiples connus et respectés. Valoriser les productions raisonnées, offrant des légumes de qualité et nutritivement riches. Si les modes de production sont inadéquats et exposent ces légumes, transformés en potage à une cuisson qui va durer des heures, les propriétés seront détruites et donc aucune chance d’avoir un impact sur la santé des convives.

Pourquoi ces décalages ?

Car nous sommes dans une société qui a tendance à penser que la norme et la procédure résolvent les problèmes. En réalité, seule l’interrogation de la cohérence permet de réduire les décalages.

Il manque le temps de la coopération, de coordination et de l’évaluation des postures et pratiques.

Un résident qui ne mange pas, ne le veut-il pas, pas comme ça ? ne le peut-il pas ? ne le sait-il plus ?

Les impacts en établissement doivent être multifaces :

  • Des achats adaptés (réduction de la pression sur l’élevage ou l’agriculture grâce au calcul des portions réellement ingérées)
  • Des productions douces et des cuissons non violentes
  • Des chariots de maintien en température bien réglés pour respecter la règlementation mais surtout limiter la surcuisson et le dessèchement du travail des cuisiniers
  • Un service guidé pour savoir qui mange quoi, ou non et en quelle quantité
  • Le respect des habitudes de vie et cultures mais aussi des assaisonnements et présentations dans l’assiette 
  • La mesure des gaspillages en fin de service pour adapter les commandes prochaines
  • Les circuits de communication et process décisionnels qui le permettent

Vous l’aurez compris, un bon repas permet :

  • De réduire les achats et transformations inutiles
  • De limiter les pertes aux étapes de préparation et de cuisson
  • D’optimiser la distribution et le service aux facultés de chacun
  • De respecter les habitudes de résidents qui consentent à consommer ce qui est proposé
  • D’améliorer le niveau de consommation donc le statut nutritionnel
  • De diminuer la dénutrition et donc la dégradation de l’état de santé (une escarre coute 60 euros par an à la sécu)
  • De diminuer les gaspillages de matières premières
  • De limiter les surconsommations de fluides
  • De réduire les incompréhensions et conflits entre résidents / professionnels et familles
  • De limiter le temps de soin des résidents dénutris
  • D’apaiser les tensions entre les différents services
  • De promouvoir une communication bienveillante entre les professionnels solidaires de la condition d’autrui 
  • De limiter la démotivation et le turnover.

Si nous nous reconnaissons dans ce vieil homme et cette vielle femme, répondons à ses attentes, besoins et facultés de manière empathique et centrons nos compétences sur un accompagnement individualisé, juste, équitable et digne, les impacts sont donc très nombreux sur les dimensions sociales, économiques, environnementales ce pourquoi le repas, au cœur des systèmes et organisations doit, selon Nutri-Culture*, nourrir le potentiel des équipes, pas la poubelle. 

Le fonds de dotation REPPAT* oeuvre à la création de références partagées et accessibles pour une restauration collective responsable (matières, portions, cuissons) et pour une meilleure connaissance des profils de convives (fiches pratiques, webinaires, recettes et tutoriels)

Loi EGALIM : https://ma-cantine.agriculture.gouv.fr/blog/25/

Nutri-Culture : https://www.nutri-culture.com/

FDD : https://www.reppat.org/

 

Pour aller encore plus loin :

https://fondsdedotationasi.com/nous-soutenir/

https://prevoyance-anpf.com/

*ANPF : Association Nationale de Prévoyance Familiale qui a, en plus de 30 ans, accompagné des personnes dans la gestion de leur complémentaire santé. L’ANPF fonde l’ASI en 2020 pour accroître son engagement social et sociétal.